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Océane Bruel - L like Molecule
Review by Elena Cardin published in Revue 02 n°93, 2021

« La pièce était pleine de créatures timides, de lumières et d'ombres, de rideaux qui soufflaient, de pétales tombant - des choses qui ne se produisent jamais, semble-t-il, si quelqu'un regarde »1. Le travail d’Océane Bruel porte une attention particulière à ce stade de latence, dont parle Virginia Woolf dans « The Lady in the Looking Glass: A Reflection », où les transformations sont si silencieuses qu’elles ont du mal à être saisies. Diplômée de l’École des Beaux-arts de Lyon, Océane Bruel vit et travaille à Helsinki depuis 2016, où elle développe également une pratique artistique en duo avec Dylan Ray Arnold. L like Molecule, sa première exposition institutionnelle en France à La BF15 à Lyon, est à la fois un paysage physique et mental qui découle de moments de transition et de suspension de nos rationalités ordinaires, comme le rêve et la dérive méditative. Le titre, en apparence un non-sens, révèle la nécessité d’un glissement du langage rationnel à celui poétique et mémoriel. “L” est un clin d’œil aux L-beams de Robert Morris mais évoque aussi, par sa prononciation “elle”, une présence féminine qui hante l’espace d’exposition et s’infiltre à l’intérieur des objets. Moontalk (2020), la première pièce conçue pour cette invitation, est constituée d’une boîte en plastique transparent contenant de l’eau déminéralisée dans laquelle sont plongés des citrons en grès émaillés. L’image des citrons est diffractée et multipliée par les effets d’ombres et de lumières produits par l’eau qui, par son immobilité, se transforme en un élément sculptural solide et figé. Ce qu’on voit ou ce que l’on croit voir ne correspond pas à ce qui est car pour Océane Bruel la vision est un outil trompeur. L’artiste crée des environnements immersifs comportant une dimension olfactive et tactile importante qui lui permettent d’aborder des univers qui échappent au domaine du visuel. Les plantes et tout autre élément organique s’insinuent dans les objets pour en dégager des odeurs évocatrices de lieux familiers, comme dans le cas de la série L (2020). Ici des rameaux de verveine, de fenouil sauvage, de thym et romarin sont cachés à l’intérieur des cylindres en faïence émaillée produits pendant une période de résidence à Moly-Sabata. Des boucles d’oreilles solitaires, une boite de rangement, des miroirs, des feuilles d'artichaut, le store d’une salle d’attente, des verres contenant des infusions de plantes qui parfument l’air avec leurs arômes, des lettres en verre fondu de bouteilles consommées... Océane Bruel parsème l’espace de La BF15 avec autant d'éléments construits et trouvés, de nature ordinaire, posés directement au sol. De leur immobilité se dégage un sentiment d’étrangeté : des objets pour la plupart issus d’un environnement domestique et à l’origine destinés à un usage quotidien se retrouvent gelés dans un état d’inertie évocateur de souvenirs enfouis. Selon Gaston Bachelard « les souvenirs sont immobiles, d'autant plus solides qu'ils sont mieux spatialisés. Localiser un souvenir dans le temps, n'est qu'un souci de biographe et ne correspond guère qu'à une sorte d'histoire externe. Plus urgente que la détermination des dates est, pour la connaissance de l'intimité, la localisation dans les espaces de notre intimité »2. Les œuvres d’Océane Bruel cristallisent des souvenirs et des états d'âme personnels mais l’abstraction de leur contexte d’origine les rend anonymes et génère un espace mémoriel trans-individuel. C’est ce qui émerge, par exemple, de l’œuvre « All Apologies » (2020), née de la fusion de deux pièces plus anciennes, présentant un paravent d’une salle d’attente désuète et des objets issus du quotidien de l’artiste comme des boucles d’oreille solitaires trempés dans du plâtre et accrochés à des fils extraits d’anciens rideaux. La forme originale des bijoux, qui condensent les affects et les souvenirs personnels de leurs propriétaires - amis ou proches de l’artiste - assument, par les différentes couches de plâtre, une forme presque naturelle proche du fossile. L’artiste expose les objets qu'elle utilise à un processus d'exploration, de compréhension, de sélection et de rejet perpétuels. Souvent, les objets stationnent pendant de longues périodes dans son atelier avant de s’autonomiser en tant qu'œuvres à part entière. Comme Là (2019), le squelette d’une chaise revêtue de vêtements cousus entre eux grâce à des noyaux de fruits, des graines de fenouil et des haricots, qui se transforme d’objet sans importance voire encombrant en une présence fantomatique ayant une vie autonome et indépendante de celle de l’artiste. L like Molecule, comme chaque exposition d’Océane Bruel ne maintienne les choses en place que pour une durée limitée, les suspendant dans un rapport transitoire à l’espace qui les accueille. Sa méthode de travail ouverte donne voix à ce qui dans nos vies contemporaines préfère demeurer silencieux car trop vulnérable, précaire et incertain.

1. Virginia Woolf, « The Lady in the Looking-Glass: A Reflection », 1929: https://web.english.upenn.edu/~jenglish/1English104/woolf2.html
2. Gaston Bachelard, « La poétique de l’espace », Les Presses universitaires de France, 1961 p. 37

Elena Cardin
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Living with the echoes of trauma: Océane Bruel & Dylan Ray Arnold’s exhibition turns the mood of 2020 into a landscape by Kaino Wennerstrand, 2020 published on aqnb
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Stretched by Time - Dylan Ray Arnold and Océane Bruel: “The Slow Business of Going,” by Anna Kaisa Koski, 2020, published on Mustekala.info (in Finnish)
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Océane Bruel, L'affectif ordinaire par Katia Porro, 2019 FR / EN version below (translated by the author). Text in the exhibition catalogue L'Almanach des Aléas at Fondation Ricard, Paris.

Dans une salle d’attente, un store californien est à moitié clos. Un courant d’air passe par la fenêtre et les bandes verticales du rideau dansent les unes à côté des autres. Un son familier et réconfortant résonne dans l’espace. Comme en témoigne High (Cali’ Dreams) (2019), c’est ce type de situation, banale et ordinaire, qu’Océane Bruel cherche à capturer dans son travail.

« Être-au-monde signifie avant toutes choses être dans le sensible»[1] , écrit Emanuele Coccia dans son ouvrage La Vie sensible. Le philosophe souligne l’importance de l’espace qui nous sépare des objets et explique que « c’est dans cet espace intermédiaire que les choses deviennent sensibles et [que] c’est de cet espace intermédiaire que les vivants tirent le sensible dont ils nourrissent leur âme jour et nuit»[2]. Nourrie par cet espace liminal et par les objets qui l’entourent, Océane Bruel met en valeur cette sensibilité au monde à travers ses sculptures et ses installations.

Le travail ne se fait pas que dans l’atelier, il découle aussi de différentes habitudes quotidiennes : la marche, l’observation, la rêvasserie, le sommeil. Chacune de ces activités constitue des moments de transition, d’un lieu à un autre, d’un état à un autre, qui permettent aux idées de prendre forme. À l’occasion de son exposition personnelle Sleeping Phrases (AIR Sandnes, Norvège, 2018) dont le titre renvoie lui-même à cet état intermédiaire, l’artiste décrit l’origine de certaines de ses sculptures : en marchant dans les rues de la ville norvégienne de Stavanger, elle tombe sur plusieurs branches de citronnier, fraîchement coupées, probablement loin de l’arbre duquel elles ont été ôtées. Elle remarque cette bizarrerie et poursuit son chemin, mais les branches reviennent dans son sommeil, comme ces phrases qui traversent l’esprit juste avant de s’endormir. Quand, quelques jours plus tard, l’artiste retourne sur place, les branches sont toujours là. Elle les récupère alors pour les introduire dans diverses installations (Sleeping Phrases (Sour Dependencies), 2018, et Sleeping Phrases (Overdrawn), 2018). Disséminés dans l’espace, les citrons flirtent avec d’autres objets, créant une nature morte, reflet d’une expérience intime issue de sa vie quotidienne.

Si ce type d’expérience est souvent le point de départ de l’artiste, c’est la relation dynamique entre humain, objet et environnement qu’elle expose en combinant des objets trouvés avec les résultats de diverses expérimentations plastiques. Les éléments qu’elle emploie sont des choses proprement humaines – vêtements, mobilier (parfois fragmenté), objets quotidiens – qui peuvent être considérées comme des souvenirs d’activités passées. Toutefois, les objets ne sont pas indemnes de transformations, l’artiste, au fil du temps, leur ayant fait subir de légères altérations.

L’importance de ces interventions réside dans le rapport entre main et matière. Cette rencontre sensorielle et corporelle se révèle dans la pièce Good luck your way (2019). Ce qui pourrait tout d’abord sembler n’être qu’un tas de déchets est en réalité la trace visible d’une présence humaine. Des emballages de bonbons froissés, des ampoules de verre vides, un demi citron pourri, la chaîne d’un collier cassé, et une maxime trouvée dans un fortune cookie sont dissimulés parmi de multiples petites formes en pâte à papier. La main elle-même apparaît à travers les empreintes des doigts serrés traduisant un geste de pression. En mélangeant les matières, organiques et inorganiques, Océane Bruel crée des images rémanentes nées de moments suspendus, comme oscillant entre plusieurs états.

On retrouve une oscillation comparable dans les techniques employées par l’artiste. Océane Bruel emprunte des gestes artisanaux pour travailler des matériaux inhabituels : elle brode avec des haricots sur des matelas en mousse (Stackholders, Faithless et Springbreak, 2019), tisse des choses ensemble par des fils délicats (Sleeping Phrases (Daydream), 2018), moule et façonne des objets en céramique (citrons dans Cycle of Sour Dependencies, 2019, structure à partir d’une étagère dans Dear Zero, 2019) et en silicone (jean dans Untitled, 2018).

Ces déplacements de techniques révèlent le jeu de la main qui transforme les objets autant que la matière. Bien que la récolte soit importante dans la pratique d’Océane Bruel, c’est à travers ses expérimentations plastiques qu’elle met en valeur les moments précaires de la vie matérielle. Parfois, ses interventions sont imperceptibles. Dans Dear Zero (2019), la structure principale semble de prime abord faite de métal mais, en l’examinant de plus près, on s’aperçoit qu’elle est en céramique. Cet effet de trompe l’œil se retrouve dans d’autres pièces : Cycle of Sour Dependencies (2019) est constituée par trente-et-un moulages de citron en terre crue teintée de curcuma et de matcha, dans lesquels sont incrustés des pépins d’agrumes, laissant croire que ce sont des vrais fruits. Le travail d’Océane Bruel demande ainsi un regard attentif, faute de quoi ses gestes nous échappent.

Il convient toutefois de noter que son travail, loin d’illustrer une vision romancée de la vie courante, trahit une forme d’inquiétude à travers les choses qui pourrissent, se métamorphosent et s’abîment. Pour I send out an sms to the world (2019), l’artiste a brûlé la cire de bougies afin d’extraire leur mèche. Elle a ensuite soigneusement disposées ces mèches noircies sur un oreiller pour y inscrire un message cryptique où apparaît, à peine lisible, le mot « cruel ». Cette association d’un geste violent (brûler), à un objet réconfortant (l’oreiller) révèle toute l’anxiété que peut susciter la vie quotidienne.

Ces gestes et ces objets en cours de transformation témoignent d’un désir de mettre en valeur l’impermanence des choses qui nous entourent. Ce désir a conduit Océane Bruel vers les estampes japonaises ou l’ukiyo-e (littéralement, « l’image d’un monde flottant ») qui illustrent souvent les plaisirs fugaces de la vie. Comme l’ukiyo-e, ses sculptures et ses assemblages mettent en scène la fragilité du monde. Chez Océane Bruel, le temps se manifeste dans la matière, révélant le caractère éphémère d’un monde en perpétuel mouvement.

Katia Porro

[1] Emanuele Coccia, La Vie sensible, traduit de l’italien par Martin Rueff, Paris, Éditions Payot et Rivages, coll. « Bibliothèque Rivage », 2018, p. 11.

[2] Ibid., p. 27.

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The Affective Ordinary: Océane Bruel by Katia Porro, 2019 Text in the exhibition catalogue L'Almanach des Aléas at Fondation Ricard, Paris.

In a waiting room, the Californian blinds are half closed. A stream of air passes through the window and the vertical bands dance side by side, a familiar and comforting sound resonates in the space. As seen in High (Cali Dreams) (2019), it is this kind of banal and ordinary moment that Océane Bruel seeks to capture in her work.

“To live means, first and foremost, to live in the sensible,”[1] writes Emanuele Coccia in his book Sensible Life. The philosopher highlights the importance of the space that separates us from objects and explains that, “It is in this intermediary space that things become capable of being sensed, and it is from this intermediary space that living beings harvest the sensible with which they nourish their souls day and night.”[2] Nourished by this liminal space and the objects that surround her, Océane Bruel accentuates this sensibility to the world through her sculptures and installations.

The work is not done strictly in the studio, it also derives from various habits of everyday life: walking, looking, daydreaming, sleeping. Each of these activities represents transitory moments, from one place to another, one state to another, allowing for ideas to take shape. On the occasion of her solo exhibition Sleeping Phrases (AIR Sandnes, Norway, 2018), of which the title itself refers to this intermediary state, the artist describes the origin of certain sculptures on display: walking through the streets of the Norwegian city of Stavanger, she came across several freshly cut branches from a lemon tree, surely far from the tree which they were removed. She notes this oddity and continues her path. However, the branches came back in her slumber, like the thoughts that come and go just before dozing off to sleep. When the artist returned a few days later, the branches were still there, later appearing in several of her installations (Sleeping Phrases (Sour Dependencies), 2018 and Sleeping Phrases (Overdrawn), 2018). Disseminated in the space, the lemons flirt with the other objects, creating a still life that reflects an intimate experience of her daily life.

Although this kind of experience is often the starting point for the artist, it is also the dynamic relationship between human, object and environment that she reveals through combining found objects and technical experiments. The elements that she employs are distinctively human– clothes, furniture (at times fragmented), everyday objects– that can be considered as memories of past activities. However, the objects are not free from transformation, the artist slightly altering them over time.

The importance of these interventions lies in the relationship between hand and material. This physical and sensorial encounter can be witnessed in the piece Good luck your way (2019). That which could seem to be simply a pile of rubbish is actually the visible trace of a human presence. Wrinkled candy wrappers, emptied glass containers, a rotting half lemon, a broken necklace chain, and a message from a fortune cookie are hidden amongst a pile of multiple small forms of paper pulp. The hand itself appears through the imprints of a clenched fist, translating a squeezing gesture. By mixing organic and inorganic matter, Océane Bruel creates afterimages born from suspended moments oscillating between several states.

This oscillation can be found in the techniques employed by the artist. Océane Bruel borrows artisanal gestures to work unusual materials: she embroiders beans into foam mattresses (Stackholders, Faithless and Springbreak, 2019), she weaves things together with delicate threads (Sleeping Phrases (Daydream), 2018), she molds and crafts objects in ceramic (lemons in Cycle of Sour Dependencies, 2019, structure in Dear Zero, 2019) and silicon (jeans in Untitled, 2018). This displacement of techniques reveals a play of the hand that transforms both objects and matter. Although the collecting of objects is important in her practice, it is through these technical experiments that Océane Bruel explores the precarious moments of everyday life. At times, her interventions are imperceptible. For Dear Zero (2019), the main structure seems at first sight to be made in metal, however a closer look reveals a work in ceramic. This trompe l’oeil effect is found in other pieces: Cycle of Sour Dependencies (2019) is comprised of thirty-one lemons molded in clay, tinted with curcuma and matcha, and incrusted with citrus seeds suggesting the presence of real fruits. The work of Océane Bruel requires an attentive eye, without which her gestures would escape us.

Far from illustrating a romanticized vision of everyday life, it must be noted that her work reveals a form of anxiety through things that rot, transform and perish. For I send out an sms to the world (2019), the artist burnt the wax of candles in order to extract their wicks. She then carefully placed the blackened wicks on a pillow, inscribing a cryptic message where the word “cruel” is barely legible. This juxtaposition of a violent gesture (burning) with a comforting object (the pillow) reveals all of the anxiety that can be aroused by day to day life.

These gestures and objects undergoing transformation bear witness to a desire to highlight the impermanence of things that surround us. This desire led Océane Bruel to Japanese prints or ukiyo-e, literally “images of the floating world,” that illustrate the fleeting pleasures of life. Similar to the ukiyo-e prints, her sculptures and installations depict the fragility of the world. Time manifests itself in material in the work of Océane Bruel, revealing the ephemeral characteristics of a world in perpetual motion.

Katia Porro

[1] Emanuele Coccia, La Vie sensible, translated from Italian by Martin Rueff, Paris, Éditions Payot et Rivages, coll. « Bibliothèque Rivage », 2018, p. 11.

[2] Ibid., p. 27.

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Text for the solo show Habits of the Solar Plexus, sleeveless 4:00 a.m. by Dylan Ray Arnold, 2019

For MUU kaapeli Océane Bruel has created sculptural installations derived from her intimate experience of the everyday. The work relates to the situations and vulnerabilities of feeling incorporated within the thick systems of contemporary life. How to deal with this bodily uncertainty of all these opportunities, precarities and virtualities?

The work consists of physical interventions into lowly materials such as a foam mattress, carrier bags and vertical blinds. Alongside these, diverse smaller gestures (with wax, clay, objects etc.) contribute to a site of existential hugs and strangleholds. The exhibition takes place mostly in a horizontal space, sculptures and objects scatter the floor with indefinit paths. While the materials at hand might be significant, there is something else at play. The senses are inhabited by after-images and soaked mirages. Some words are swallowed in between.

Like numb fingers at forgotten passwords.

Océane’s working process can be seen as casting a personal refrain in a world of sleek ambitions. The refrain is both a way to make a place for one-self, but also to step aside from the production of such a self. Sometimes it’s ok to be tired to be someone, and just listen to some techno. Deep within the sense of inescapability, there could be some solace with pleasure. A calm, seductive darkness. Approaching 4:00 AM there is a recurring rush-hour at the solar plexus, and sticky pressures form.

I confess, I burned a hole in the mattress
Yes, yes, it was me, I plead guilty
And at the count of three I pull back the duvet
Make my way to the refrigerator
One dry potato inside, no lie, not even bread Jam,
when the light above my head went bam!
I can't see, something's all over me, greasy
Insomnia please release me and let me dream
Maxi Jazz (Faithless)

Dylan Ray Arnold

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Textes pour Les enfants du sabbat n°17 au Creux de l'Enfer, Centre d'art Contemporain, Thiers, FR, 2016

Dès que l’on comprend qu’il s’agit d’un monde flottant, sans stabilité où que l’on aille, prime le sentiment d’être toujours en voyage, confiait dans un haïku, un prince lettré japonais. C’est dans ce retranchement flottant - ici d’expression sculpturale - que Océane Bruel (installée depuis peu en Finlande, dans la ville blanche du nord) nous convie dans ses environnements. Entre deux équinoxes, 2015, fait appel à divers registres formels strictes et dépouillés, et qui se réfléchissent dans l’articulation poétique des référents donnés. Des objets peu éloquents, des matériaux pauvres, voire misérables, abandonnés et récupérés, accompagnent un dispositif de filmage vidéo installé sur un mur adjacent, sorte de diascope dont le propos ramène à une eau stagnante. Sans images sensationnelles et en silence, l’ensemble n’en évoque pas moins et avec la plus grande distance pudeur et délicatesse, la tragédie des migrants actuelle. La formulation implique une intervention murale et une structure au sol basse et horizontale, une construction plate comme un radeau ou un ponton aux éléments superposés, et où se mêlent et s’agencent céramique (dont un moulage de balle de 12mm en terre égyptienne), colle à bois et paraffine, tasseaux de sapin et lattes de peuplier, boucle d’oreille et clous, textes annotés sur du papier de soie, miroir sans tain, grillage à poule, craie ou encore cire d’abeille. L’ensemble des éléments exposés semble flotter comme une sphère snas matérialité, souvenirs égarés ou en perdition. S’ensuit un trouble sur l’identité de chaque objet, son genre, son statut. La vidéo - entre jour et nuit - déplace son ambiance d’apparence bucolique sur des séquences d’une inquiétante étrangeté, montage équivoque entre passé réel et futur rêvé, entre flashback et flashforward (saut en arrière et saut en avant), tandis que l’oeuvre entière se nimbe d’une matérialité fantomatique, comme gelée dans une gangue.

Frédéric Bouglé
Directeur du Creux de l'enfer - Centre d'art contemporain

Savonlinna, Giardini et Lido, Great Disaster : Finlande et Venise, deux villes lacustres, plus Avignon et son festival. “Avec la distance, les choses deviennent approximatives” indique le texte d'Entre deux équinoxes, présenté sur du papier à cigarette. Le déplacement est au cœur de la pratique d'Océane Bruel, et la surimpression (ou la transparence) qui va avec : “mémoire”, “empreinte”, “changement d'état” indique-t-elle. Art de la catachrèse, aussi, cette tendance de la langue à étendre le sens d'un mot pour couvrir une réalité qui n'a pas de mot : “pied de la table” ou “aile d'un bâtiment” pour quelque chose qui n'est de toute évidence ni un “pied” ni une “aile”. Ici, matériaux et formes viennent se prêter à des réalités qui n'ont ni forme ni consistance. C'est l'écho qui tient les choses ensemble : le film miroir au sol n'est pas l'ombre projetée de la table, mais il l'est quand même. Tous les éléments, étagère vidéo comprise, proviennent d'autres installations. On ne sait de quoi sont composés les objets, ce qu'ils cachent, ce qu'ils furent auparavant : Océane Bruel coupe, ponce, modifie d'une fois sur l'autre. La cire peut fondre, la céramique se casse, de nouvelles existences sont alors possibles. Evolution et vie des formes. L'artiste est partie mais a laissé la trace de son corps : tout est à son échelle, elle peut tout emporter, embrasser. Ainsi la vidéo est-elle placée de façon à ce que le regardeur soit sous le ponton, au niveau de l'eau, baigné dans le moment où l'artiste l'a posée un peu plus haut que ses yeux.

Eric Loret
Journaliste, critique d'art